Par Jean-Pierre Mbelu
Il sera toujours intéressant de lire « la spécialiste belge du Congo » au journal le Soir. Dans ses derniers Carnets, elle est restée égale à elle-même ; c’est-à-dire incapable de déceler les contradictions émaillant les relations historiques entre la Belgique et le Congo ; lesquelles contradictions font dire à plus d’un(e) Congolais(e) que la politique de la Belgique à l’endroit du Congo est fondée beaucoup plus sur « la charité bien ordonnée » commençant par soi-même que sur toutes les bonnes et belles intentions clamées sur les toits.
Traitant de la première réunion mixte ayant eu lieu « dans une salle surchauffée du ministère congolais des Affaires étrangères » entre les partenaires belges et congolais (depuis 1990) en vue de relancer la coopération au développement entre les deux pays, Colette Baeckman informe que « c’est à la suite du massacre des étudiants sur le campus de l’Université de Lubumbashi que la Belgique avait suspendu sa coopération avec le Zaïre du président Mobutu, ce dernier ayant refusé la mise sur pied d’une commission d’enquête réclamée par Bruxelles. » (Le Carnet de C. Braeckman : Belgique Congo. Première réunion de commission mixte depuis 1990, dans Congoforum du 09/03/2007). Pour Colette Braeckman, « ce départ des Belges, qui évacuèrent d’un même élan coopération civile et militaire, est souvent considéré comme le début de la descente aux enfers d’un régime qui ensuite abandonné par tous les occidentaux. (…) Cette politique d’abandon, destinée à faire fléchir le dictateur eut des conséquences dramatiques pour les populations civiles et acheva de ruiner les infrastructures du pays. » (Ibidem). Relisons Colette.
Si elle attribue la rupture de la coopération belgo-congolaise à la dictature de Mobutu, elle estime que c’est le retrait des belges et des autres Occidentaux du Congo qui a eu « des conséquences dramatiques pour les populations civiles et acheva de ruiner les infrastructures du pays. » (Ibidem). Donc, pour « sauver les populations civiles », il est important de tourner ces pages sombres de l’histoire. Dans cette optique, rappelle Armand De Decker cité par notre auteur, « la Belgique entend désormais reconstruire des relations structurelles avec le Congo, saluer les efforts déployés par le peuple congolais au cours de cette transition qui a abouti aux élections (dites) démocratiques, aider le pays à relever le défi gigantesque du développement. » (Ibidem).
I. Une politique de deux poids deux mesures
Ce que ce texte ne dit pas est que d’autres massacres pires que ceux de l’Université de Lubumbashi (non élucidés jusqu’à ce jour) ont eu lieu après Mobutu et n’ont poussé Bruxelles à réclamer une commission d’enquête ni à rompre la coopération avec leurs commanditaires. Pour preuve, «la Belgique, depuis 1999, débourse chaque année plus de 50 millions d’euros » (Ibidem) pour le Congo. Et aucune enquête n’a été initiée par Bruxelles ni pour les plus de 4 millions de Congolais(es) mort(e)s pendant la guerre d’agression rwando-burundo-ougandaise, ni pour les récents massacres du Bas-Congo. Pourquoi cette politique de deux poids deux mesures ? La mondialisation marchande aidant, le Congo est redevenu un vaste marché des ressources du sol et du sous-sol permettant aux multinationales occidentales de faire des affaires juteuses et de conserver leurs avoirs dans les banques des pays-mères. Les valeurs marchandes ayant supplantée toutes les autres valeurs humaines (de la sauvegarde de la vie, de la protection des droits humains, de la respectabilité et de la dignité), il aurait été ringard que Bruxelles cherche à marcher à contre-courant des prédateurs du monde. Fondés sur la compétitivité et la concurrence, les pays occidentaux dont la Belgique n’ont pas voulu laisser le marché congolais aux mains des Asiatiques et des Britanniques pour prendre le temps d’en savoir un peu plus sur « le génocide oublié » des Congolais(e)s, le déni des droits humains, les arrestations arbitraires, la corruption, etc. Désormais, ils voudraient se garder de toute ingérence dans les affaires intérieures de leur pays « ami », du moment que le nombre élevé de cadavres ne constitue pas un handicap pour les affaires de différents réseaux d’élite !Dans la grande lutte compétitive, il faut éviter d’être aux oubliés absents. Colette le souligne sans ambages quand elle écrit : « Même si les Britanniques, qui privilégient l’aide multilatérale, sont aujourd’hui les premiers bailleurs de fonds du Congo, les Belges occupent une place privilégiée » (Ibidem). Pour rien au monde, cette place ne doit être perdue ! Au nom de la concurrence, le mimétisme a conquis les cœurs et les esprits des défenseurs des droits humains ! Le monde à l’envers !
II. Le « retour de l’histoire » ou de l’Etat tutélaire ?
Et « retour de l’histoire » dont parle Colette Braeckman, c’est la reprise de la Belgique de sa place d’avant les indépendances d’ « Etat tutélaire » au Congo. Toute la rhétorique de l’aide au développement n’a rien à voir avec les faits. La Belgique est au Congo depuis plus de cent ans. Ses va-et-vient dans ce pays n’en ont pas fait un pays « en voie de développement ». Qu’elle soit à l’affût des « hommes nouveaux » refusant « la rupture avec le passé colonial » (Le Carnet de Colette Braeckman : Antoine Gizenga ou le retour de l’histoire, dans Congoforum du 09/03/2007), cela pourrait l’aider à perpétuer la politique infantilisante de « la main tendue » prônée par « le pseudo-révolutionnaire » Gizenga, indispensable à l’enrichissement des classes possédantes du Nord et de leurs valets du Sud, au grand dam des peuples du Sud et du Nord.
« Le retour de l’histoire des lieux » et le « refus de la rupture avec le passé colonial » serviront beaucoup plus la Belgique que le Congo. Pour cause. Les acteurs politiques du Congo exécutent des politiques économiques concoctées ailleurs, dans les bureaux climatisés de Washington, Londres, Bruxelles et Paris. Leur exécution demande que le Congo soit placé face à des alternatives infernales comme celles lisibles dans l’article de Guy De Boeck intitulé « Charité bien ordonnée… »,quand l’auteur cherche une issue entre les « attentistes » et les « fonceurs » belges en matière de coopération avec le Congo. Pour Guy De Boeck, « il va de soi que si le Congo ne reçoit ni aide ni appui (…), il restera faible, impuissant, donc à la merci des prédateurs internationaux, et de leurs relais congolais. Faute de moyens pour faire face à des besoins vitaux et devant se les procurer à tout prix, il n’aura d’autre choix que de brader ses richesses. » (Charité bien ordonnée…, dans Congoforum du 06/03/2007). Et les Belges pouvant profiter de cette situation, selon Guy De Boeck, sont les « attentistes flamands ». Pourquoi et comment ? « Les contrats léonins, on le sait, portent sur des produits minéraux. Parmi ceux-ci il y a notamment les diamants, pour lesquels une des grandes places internationales est à Anvers. Dans le domaine des métaux non ferreux, d’autre part, la seule société d’envergure, en Belgique, est la Métallurgie Hoboken Overpelt. » (Ibidem). Cette analyse pousse Guy De Boeck à douter des intentions démocratiques des « attentistes flamands ».Il note : « On est, dès lors amené à se demander si un certain « attentisme » est vraiment basé uniquement sur des conceptions exigeantes de démocratie et de bonne gouvernance ! » (Ibidem). Pour lui, « les fonceurs wallons » trouvent des « convergences des plus curieuses entre les grands principes politiques et un certain nombre d’intérêts immédiats. » (Ibidem). Il s’explique. « Un Congo capable de payer ses factures serait un client de rêve pour une région qui produit des rails, du fer à béton, du matériel de chemin de fer, tout ce qui relève de la construction métallique et du génie civil…Encore qu’il y ait quelques entreprises de ce genre en Flandre, c’est en Wallonie que se situe le gros du bataillon dans ce domaine. Il faut ajouter que la Wallonie pourrait fournir non seulement des machines, mais l’encadrement, les francophones pouvant être immédiatement opérationnels au Congo. » (Ibidem). Ou bien le Congo choisit « l’attentisme » et il continue de sombre dans le chaos en étant la proie facile de tous les prédateurs internationaux, ou bien il accepte de se faire « aider » et les « fonceurs wallons » trouvent leurs parts de marché. Pourquoi le Congo doit-il choisir entre le chaos et l’aide truquée ?
Cette « alternative infernale » fait comme si le Congo en particulier (et le Sud en général) a jamais été « aidé » par le Nord (en dehors de quelques activités caritatives !). Il est de plus en plus prouvé que les capitaux partent du Sud vers le Nord et non l’inverse. (Lire notre article intitulé Programme du gouvernement Gizenga. Essai de décorticage (suite et fin)).Aussi est-il de notoriété publique qu’il n’y a pas du tout d’aide. Ce sont ou des dettes à rembourser avec des intérêts faramineux ou un marché asymétrique où les prix sont fixés unilatéralement par les classes possédantes des pays industrialisés et leurs multinationales. Lui-même, Guy De Boeck, dans un article intitulé « Qui paie ses dettes… », invitait la Belgique à commencer par payer ses dettes à l’endroit du Congo et à s’acquitter des indemnités liées au travail forcé et au génocide léopoldien pendant la période de l’exploitation du caoutchouc ! Il est de plus en plus prouvé que « si les capitaux privés ne s’investissent pas dans le continent noir, le remboursement sans fin de la dette extérieure constitue un véritable rançonnement. Selon ses propres chiffres de la Banque mondiale, l’Afrique a déjà remboursé près de quatre fois sa dette de 1980 mais se trouve trois fois plus endettée. » (A.-C. ROBERT, L’Afrique au secours de l’Occident, Paris, Editions de l’Atelier, 2004, p.40). Et tous les programmes initiés anarchiquement dans ce continent (comme celui que le Belgique voudrait inviter le Congo à respecter, le DSPRP) pour combattre « la pauvreté » ont été une lutte engagée contre les « appauvris » et la fabrication de leurs lieux de résistance. En effet, « la lutte contre la pauvreté est sensée être cohérente avec le phagocytage de la puissance publique, les privatisations, la réductions des budgets publics y compris d’éducation et de santé, qui sont consubstantiels des politiques libérales ou l’action de l’Etat dont être « rationalisée » et conforme à la bonne « gouvernance ». (Ibidem, p.42-43).(A leur dernier passage au Congo, les experts du FMI n’ont-ils pas invité le gouvernement à restreindre les dépenses publiques ?) Ce concept rabâché à temps et à contretemps par les oligarques congolais et leurs parrains est confondu avec l’idée d’une gestion claire, démocratique et transparente de la chose publique. Et pourtant, il n’en est pas question : « la gouvernance est en réalité un concept idéologique issu de la science administrative anglo-saxonne. Il vise à reproduire le modèle libéral de société et de gouvernement : Etat faible cantonné à ses fonctions régaliennes, libre jeu du marché et de la société civile assumant les fonctions caritatives au lieu et place de la puissance publique. » (Ibidem, p. 43. Nous soulignons). Le fonctionnement d’un tel système dépend des soutiens que lui offrent les Institutions Financières (dites) Internationales et les organisations non gouvernementales (ONG). Ressasser la thématique de la pauvreté permet à un certain Occident (des « petites mains du capital ») de garder sa situation de surplomb. C’est-à-dire que « l’Occident se met encore (et toujours) en position de formuler à la fois les questions et les réponses, et de désigner autrui, de lui donner un nom. Dans cette logique, les bailleurs de fonds comme les ONG participent à une domination politique et symbolique qui prive l’autre de sa parole et de la possibilité de dire « je ». Elle fait disparaître l’autre, parle en son nom et maintient l’Occident dans le rôle de détenteur des vérités, de reconnaissance sociale, de la vie et de la mort. » (Ibidem, p.44).
Fort de cette position de domination, cet Occident feint de se solidariser avec ceux et celles qu’il ne fait qu’appauvrir. Donc, « sous les apparences de solidarité, le discours contre la pauvreté vise non seulement à maintenir une logique d’assistance mais à conforter le système capitaliste de domination. L’échec de la lutte contre la misère apparaît donc d’abord comme celui de l’Occident et de sa vision du monde. » (Ibidem, p.44-45). La reconduction du DSPRP (Document de la stratégie pour la réduction de la pauvreté au Congo) est un poison. Elle participe d’une vision économiciste du monde, aux antipodes de celle où le Calculemus, aujourd’hui réduit au libre jeu du marché, est un art de négocier les biens, les services et les idées. Le Congo et ses dignes filles et fils sauront-ils, dans les jours et années à venir, travailler à la fabrication et/ou à la reconquête d’une autre vision (ou d’autres visions) du monde, de l’homme et des choses pour asseoir leur bonheur partagé sur autre chose que la vision marchande du monde et l’assistantialisme ne profitant qu’aux oligarques prédateurs et leurs parrains ? C’est cet assistantialisme au pouvoir ensorceleur que servent souvent les concepts du genre « DSPRP », « bonne gouvernance », « aide », « coopération », etc.
Il est un peu inquiétant qu’un certain journalisme se situant en marge de l’histoire et du champ de la fabrication capitaliste des procédures de prédation et de domination, des concepts et expressions ensorceleurs occupe une place de choix dans nos différents espaces publics. N’empêche qu’il soit régulièrement débusqué et mis à l’épreuve. Telle est l’une des tâches urgentes des « empêcheurs de penser en rond », des « ascètes du provisoire » et des autres « veilleurs-protecteurs » de la mémoire historique de nos populations.
CongoOne , Mise en ligne le 09-03-07